Par François Devedjian, associé et Fabienne Kerebel, counsel

Parmi la série des premières ordonnances publiées le 26 mars 2020 en application de la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020 organisant la lutte contre la propagation du Covid-19, l’ordonnance n°2020-306 retient l’attention en ce qu’elle aménage certaines clauses contractuelles de droit privé : celles sanctionnant l’inexécution du débiteur et celles aménageant la résiliation ou le renouvellement du contrat.

Le périmètre de l’aménagement

Tous les contrats de droit privé ou presque

Le Titre 1er de l’ordonnance n°2020-036 à titre principal suspend de plein droit les délais et mesures prescrits par la loi ou les règlements et dont l’expiration intervient entre le 12 mars et le délai d’un mois à compter de la cessation de l’état d’urgence sanitaire au sens de l’article 4 de la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020 (la Période de Suspension). 

Cet état d’urgence ayant débuté le 24 mars 2020 pour une durée de 2 mois, la Période de Suspension court donc du 12 mars au 24 juin 2020, la prorogation législative ou l’ interruption anticipée par décret de l’état d’urgence pouvant toutefois allonger ou raccourcir cette Période de Suspension.

Les articles 4 et 5 de l’ordonnance étendent cette suspension à certaines clauses contractuelles, ce pour tous les contrats de droit privé aux seules exceptions : 

  • de certaines obligations financières et garanties y afférentes prévues par les articles L. 211-36 et suivants du Code monétaire et financier (nombre limité de contrats, par exemple ceux ayant pour objet une opération sur instruments financiers lorsque l'une au moins des parties est un établissement de crédit ou une collectivité territoriale notamment) ;
  • des contrats dont les délais ont déjà été aménagés par la loi d’urgence ou en application de cette dernière ; ainsi, par exemple, (i) de la résolution des contrats de voyage et de séjour ou (ii) pour les micro-entreprises, du paiement et de la résolution des contrats de  fourniture d’électricité, de gaz et d’eau ou du paiement des loyers professionnels et commerciaux.

Sont donc ainsi concernés par exemple : les baux commerciaux (autres que ceux conclus par des micro-entreprises), les contrats de prêt, les contrats de prestations de services, les contrats d’assurance, les contrats de fourniture, etc. 

Certaines clauses contractuelles

L’ordonnance porte atteinte à l’intangibilité du contrat, mais en limitant ses effets en suspendant : 

  • non pas les obligations contractuelles : elles continuent à devoir être exécutées conformément à l’échéance contractuelle ;
  • mais les conséquences d’un manquement (i) d’une part, en paralysant les effets judiciaires des astreintes, clauses pénales, clauses résolutoires et clauses de déchéance (article 4) et (ii) d’autre part, en prolongeant les délais contractuels de résiliation ou de dénonciation d’un contrat (article 5). 

L’aménagement reste toutefois notable et opportun : le gouvernement semblait en effet hésitant à s’emparer des contrats de droit privé, ayant notamment limité la force majeure aux contrats de droit public et l’aménagement de contrats de droit privé à certains co-contractants, économiquement fragiles ou à certains secteurs (supra).

La mise en œuvre concrète de l’aménagement

Pour les astreintes, clauses pénales, clauses résolutoires, clauses de déchéance 

Ces astreintes et clauses, lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé :

  • sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet si ce délai a expiré pendant la Période de Suspension ;
  • reprennent cours et produisent effet à compter de l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de la Période de Suspension (à compter du 25 juin 2020 si l’état d’urgence se termine à la date prévue du 24 mai 2020) si le débiteur n’a pas exécuté son obligation avant ce terme. 

La suspension légale s’étend à notre sens aux garanties assortissant l’inexécution de l’obligation contractuelle, à l’exception de la garantie à première demande en raison de son autonomie avec le contrat principal.  

Deux exemples concrets :

- (i) soit un bail commercial stipulant la date d’échéance de paiement du loyer du 2ème trimestre 2020 et une clause résolutoire en cas de défaut de paiement ; le preneur n’exécute pas son obligation de paiement 

indépendamment de tout mécanisme juridique permettant le cas échéant au preneur de s’exonérer de cette obligation (par exemple pour inexécution de l’obligation de délivrance), la clause résolutoire ne produira aucun effet avant le 25 juin 2020, date à laquelle elle pourra produire effet si et seulement si le preneur n’a pas payé le loyer du 2ème trimestre 2020 à cette date

l’échéance de paiement n’étant pas décalée (seuls l’effectivité de la sanction l’étant), le bailleur reste libre d’adresser un commandement de payer visant la clause résolutoire dès le 1er avril 2020, commandement qui produira alors ses effets à compter du 25 juin 2020 en l’absence de paiement à cette date

- (ii) soit un contrat de crédit senior stipulant une déchéance du terme emportant exigibilité anticipée du crédit en cas de non-délivrance d’une information financière au 30 avril 2020 ; l’information n’est pas disponible à cette date 

l’exigibilité anticipée du crédit est paralysée jusqu’au 24 juin 2020 et ne reprendra cours qu’au 25 juin 2020 si l’information n’a pas été délivrée à cette date

toutefois, si l’information exigée porte sur l’atteinte d’un ratio financier plancher au 31 mars 2020, la suspension des effets de la clause d’exigibilité anticipée n’a pas pour effet de modifier les modalités de calcul du ratio financier ; autrement dit, le ratio a communiquer pour le 24 juin est bien le ratio calculé au 31 mars 2020 et la non-atteinte du ratio plancher à cette date permet au prêteur d’obtenir l’exigibilité anticipée dès le 25 juin 2020, sauf à considérer la non-atteinte du ratio comme la conséquence d’un cas de force majeure

Par ailleurs, le cours des astreintes et l’application des clauses pénales (à l’exclusion des causes résolutoires et de déchéance) ayant pris effet avant le 12 mars 2020 sont suspendus pendant la Période Suspendue. Leur cours et leur effet sont rétablis dès le lendemain (soit à compter du 25 juin 2020 en l’absence de prorogation ou cessation anticipée de l’état d’urgence). 

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Période Suspendue.

Pour les clauses de résiliation ou de non-renouvellement

Le délai contractuel pour résilier un contrat ou pour notifier son non-renouvellement, dès lors qu’il expire pendant la Période de Suspension, est de plein droit prolongé pour expirer 2 mois à l’issue de la Période de Suspension (soit le 24 juillet 2020 en l’absence de prorogation ou cessation anticipée de la période d’urgence sanitaire).

Un exemple concret : contrat de licence conclu pour une durée déterminée expirant le 30 avril 2020 et renouvelable par tacite reconduction sauf dénonciation notifiée au moins 1 mois avant son expiration. Le co-contractant souhaitant s’opposer au renouvellement tacite du contrat pourra le faire jusqu’au 24 juillet 2020.

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Les enjeux

L’ordonnance ne modifie pas les stipulations contractuelles mais paralyse, pendant la Période de Suspension, certains des effets contractuels associés à des manquements contractuels. Le créancier de l’obligation inexécutée sera ainsi impuissant à réclamer en justice la sanction de l’inexécution d’une obligation avant 1 mois (astreinte, clause pénale, clause résolutoire, clause de déchéance) ou 2 mois (clause de résiliation ou de dénonciation) suivant la fin de la Période de Suspension et à condition qu’il n’ait pas été remédié à cette inexécution avant.

Le débiteur, mis en difficulté par la crise du Covid-19, obtient ainsi une période de respiration, qu’il peut mettre à profit pour négocier, si besoin, un aménagement de l’obligation contractuelle avec son co-contractant.

 

 

Francois-Devedjian

François Devedjian

Associé

Spécialiste du droit boursier et des fusions-acquisitions il intervient, en particulier, dans des offres publiques et des opérations de marchés de capitaux, ainsi que dans des fusions-acquisitions impliquant ou non des sociétés cotées.

Il conseille régulièrement des sociétés dont les titres sont négociés sur un marché réglementé en France, de grands groupes industriels et des sociétés innovantes à forte croissance, tant dans leur vie quotidienne qu’à l’occasion d’opérations spécifiques.

Fabienne-Kerebel

Fabienne Kerebel

Counsel

Elle a acquis une solide expertise du droit des sociétés cotées et non cotées et ses différentes composantes, en particulier le private equity et les fusions-acquisitions.

À ce titre, Fabienne conseille entreprises et dirigeants sur leurs opérations de croissance externe, l’évolution de leur gouvernance ou de l’actionnariat, l’intéressement des managers-clefs ou la réorganisation des structures sociétaires. Elle a développé une pratique approfondie des opérations sur titres financiers qui lui permet d’accompagner aussi bien start-up, PME et ETI dans leurs levées de fonds qu’investisseurs à tous les stades de leur investissement.